L’histoire se passe le 11 janvier 1908 à Paris. Il est pratiquement 20 heures quinze et un certain Monsieur Anguet se rend après son travail au bureau de poste situé rue des Filles du Calvaire pour y encaisser un mandat. Figurez-vous qu’à cette époque, les fonctionnaires de la Poste n’étaient pas encore aux 35 heures (Mme Aubry n’était même pas née). Notre homme encaissa donc son mandat et après avoir mis les billets dans son portefeuille, entreprit de sortir du bureau de poste afin de rejoindre sa dulcinée qui l’attendait paisiblement au logis. Mais stupeur ou méconnaissance de la mentalité des fonctionnaires de la Poste, ceux-ci, les yeux rivés sur la pendule avaient verrouillé la porte d’accès du public au bureau de poste afin que des administrés retardataires éventuels chroniques ne puissent plus pénétrer dans les locaux après l’heure fatidique de 20 heures 30. On est bien en France et l’heure de la fermeture c’est l’heure de la fermeture et pas une minute de plus. C’est un peu comme l’heure du repas de midi ou celle de la pause et c’est différent de l’heure d’ouverture où un retard excusé est généralement admis du fait des embouteillages ou des réveils qui tombent en panne. Il est vrai que ne pas partir après l’heure peut être justifié aussi facilement qu’arriver en retard. Je dois aller chercher les gosses à l’école, je dois préparer la bouffe de mon mari, j’ai un dernier train à 16 heures 30 après il faut que je prenne celui de 16 heures 40, je covoiture avec une copine qui quitte à 16 heures , j’ai un rendez-vous chez le médecin etc. Enfin pour revenir à notre histoire, le dénommé Anguet s’est retrouvé enfermé dans le bureau de poste du fait que les postiers avait verrouillé l’entrée sans penser qu’elle pouvait aussi servir de sortie pour les administrés encore présents dans le bureau. Il est vrai que ce n’est pas parce que l’on est fonctionnaire que l’on est tenu nécessairement de penser à tout en vertu de l’adage « à l’impossible nul n’est tenu ». Fait comme un rat , notre imprévoyant retardataire paniqué entreprit d’utiliser les locaux réservés au personnel pour s’extraire au plus vite du bureau de poste devenu totalement hermétique. Le prenant peut-être pour un malfaiteur ou estimant qu’il ne déguerpissait pas assez vite, les fonctionnaires pressés eux aussi de regagner leur domicile après une journée bien remplie, (un fonctionnaire peut parfois devenir agressif si on l’empêche de partir à l’heure) le poussèrent si brutalement dans la rue, que notre ami se cassa la jambe.
Après avoir reçu les soins nécessaires, Monsieur Anguet demanda réparation de son préjudice au Ministre des postes et télégraphes.
Celui-ci, fidèle à une doctrine pluri séculaire de l’administration française en matière indemnitaire, lui fît une réponse que vous pouvez deviner certainement, tellement elle est typique de notre administration que le monde entier nous envie.
En effet, le Ministre des Travaux publics et des Postes et Télégraphes , Monsieur Louis Barthou, membre du gouvernement de Georges Clémenceau, répondit que l’Etat ne pouvait pas être tenu responsable des conséquences des brutalités résultant de la faute personnelle des fonctionnaires.
L'Etat était-il responsable du préjudice causé à un particulier, qui, après avoir terminé ses opérations dans un bureau de poste, a effectué sa sortie, sur l'indication d'un employé, par la porte du bureau affectée aux agents du service et d'où il a été expulsé brutalement dans la rue par ces agents et s'est cassé la jambe en tombant sur le trottoir ?
Cette responsabilité existe-t-elle encore bien que les agents auteurs de l'expulsion, poursuivis devant le tribunal correctionnel, auraient été condamnés pour violence et voies de fait ?
Dans son arrêt en date du 3 février 1911, le Conseil d’Etat a donné tort au ministre en considérant que, dans ces conditions, l'accident dont le requérant a été victime, par suite de sa brutale expulsion de cette partie du bureau doit être attribué, quelle que soit la responsabilité personnelle encourue par les agents, auteurs de l'expulsion, au mauvais fonctionnement du service public.
Dès lors, le sieur Anguet est fondé à demander à l'Etat, réparation du préjudice qui lui a été causé par ledit accident.
Dans les circonstances de l'affaire, il sera fait une équitable appréciation de ce préjudice en condamnant l'Etat à payer au sieur Anguet une somme de 20.000 francs pour toute indemnité, tant en capital qu'en intérêt.
En allant retiré son argent un soir de janvier 1908, Monsieur Anguet ne se doutait sans doute pas qu’il allait poser la première pierre de l’engagement de la responsabilité de l’administration en cas de cumul d’une faute personnelle des agents et d’une faute de service.
SOURCE : Conseil d'Etat, du 3 février 1911, 34922, publié au recueil Lebon