C’est un petit matin pluvieux en banlieue parisienne, comme je les aime. J’ai deux audiences ce mardi 26 janvier 2016 à Paris et à Villejuif et comme d’habitude toutes les deux à la même heure 9 heures 30. Comble de bonheur, j’ai mon client qui m’attend silencieux et inquiet à la porte du cabinet depuis 7 heures 30 alors que je lui ai dit que comme c’est une procédure écrite, il n’était pas nécessaire qu’il soit présent. La perspective de plaider « corps présent » ne m’enchante guère, mais tant pis …
J’espère secrètement que mon client ne va tout de même pas me faire « les quarantièmes rugissants » à l’audience … surtout en entendant l’avocat adverse.
Et puis, j’ai une réputation à soutenir me dis-je préoccupé et j’espère qu’il vient plutôt par curiosité que par manque de confiance à mon encontre…
Enfin … On ne sait jamais …
J’ouvre mon grand portail taché de rouille, brillant et dégoulinant de pluie, il grince comme à son habitude, j’ai omis de graisser les crapaudines comme me l’a pourtant recommandé Marie Jeanne il y a bientôt deux mois …
Il faut que je le fasse, peut-être le 24 février jour de notre anniversaire de mariage ou pour la Saint Valentin le …. Décidemment, je ne me rappelle jamais de la date de cette fête inutile.
Non, finalement je ferai ça dimanche prochain pour lui faire une surprise (c’est-à-dire aujourd’hui mais j’espère qu’elle ne lit pas mes billets pour la surprise).
Je « charge » donc le client dans ma Ford B max garée dans ma cour, je sors le bolide de la dite cour, je me gare sur mon bateau au 139 avenue du Colonel Fabien, je sors de la limousine pour fermer le portail (le système automatique est en panne depuis un an et je n’ai toujours pas les moyens de le faire réparer) et là je croise ma jeune et jolie voisine Madame Louboutin, superbement maquillée, ondulant dans un superbe tailleur gris perle qui lui va à ravir, perchée sur de hauts talons aiguilles, de la marque de son nom, accompagnée de son fils de 4 ans lui emmitouflé dans une doudoune d’alpiniste à la conquête de l’Annapurna.
« Bonjour maître … Eeeuh bonjour Monsieur …, vous êtes bien matinal aujourd’hui maître … ! » me dit-elle surprise de me voir si tôt.
« Bonjour Madame Louboutin, c’est vrai je sors plus tard d’habitude, mais là j’ai une audience à Paris à 9 heures 30 ! ».
J’aime toujours le préciser quand je plaide à Paris car plus jeune je rêvais d’être un « avocat au Barreau de Paris » et finalement je me suis retrouvé à Créteil.
« Une audience me dit-elle interloquée et terre à terre ? »
« Oui et à Paris lui répondis-je en répétant une deuxième fois à Paris ! »
« Mais maître, vous ne savez pas qu’il y a grève aujourd’hui dans la fonction publique » me dit-elle surprise de mon ignorance du climat social de mon pays.
« Vous allez peut-être vous déplacer pour rien me dit-elle attristée et compatissante. »
« Vous ne regardez pas BFM TV, pourtant ils le répètent en boucle depuis hier ! »
« Comment ai-je pu rater cette information capitale me dis-je fort marri ? »
« C’est normal ! » lui dis-je et pour justifier mon ignorance audiovisuelle de l’actualité je rétorque maladroitement et de très mauvaise foi : « Marie-Jeanne regarde toujours « Les feux de l’amour » sur TF1, « Plus belle la vie sur FR3 », « Les douze coups de midi » sur TF1, « Les reines du shopping » et « Recherche appartement ou maison » sur M6 et « Camping paradis » sur TF1 ; alors il ne me reste plus de créneau pour regarder BFM TV. »
Elle rétorque dans un réflexe de télé maniaque obsessionnelle compulsive : « Ne vous inquiétez pas, BFM répètent en boucle alors même si vous manquez un passage, vous le récupérez tous les ¼ d’heures ! »
Pour « rattraper le coup » je me risque à lui dire qu’il il y a peu de chance que les personnels du tribunal où je me rends fasse grève dans la mesure où ils sont tous très bien payés et en plus ils ont la sécurité à vie de leur emploi.
La belle voisine acquiesce en me disant la phrase de circonstance de celle qui ne veut pas trop se mouiller par solidarité des gens de justice : « Ce n’est pas faux ! ».
Mais elle poursuit agacée : « Par contre les agents municipaux et les enseignants font bien grève aujourd’hui, et l’école maternelle de mon fils restera fermée aujourd’hui, il n’y a même pas de cantine, son père est en déplacement en province et je suis obligée de l’amener avec moi à mon travail car sa nounou Madame de Oliveira-da Costa-Caballero-Lopes est partie en vacances au Portugal. »
Elle ajoute doucereuse, les yeux brillants de reconnaissance, avec une moue sensuelle digne de « Linda Evangelista » : « Heureusement que maître Charognard chez qui je travaille est très gentil et qu’il accepte que j’amène mon fils avec moi ! »
Madame Lauboutin travaille chez maître Charognard, huissier de justice, mais a-t-elle raison de dire que les huissiers sont des gens très compréhensifs ?
J’aurai personnellement préféré qu’elle travailla chez un notaire par exemple, certes très cher, mais beaucoup plus compréhensif au niveau des facilités de paiement.
Je lui réponds dans une réaction épidermique de débiteur poursuivi : « Certes compréhensifs mais peut-être un peu plus avec leurs personnels qu’avec les débiteurs …non ? »
Il faut savoir que les huissiers qui ne font finalement que très peu de juridique, se limitant à l’exécution forcée et aux constats, peuvent délèguer assez facilement à leurs clercs.
Elle conclut énervée : « D’ailleurs, je me demande pourquoi le maire ne réquisitionnerait-il pas du personnel gréviste pour assurer un service minimum ? »
Je lui réponds conscient de la décevoir, mais pas du tout surpris de son ignorance des subtilités du droit public de par ses fonctions : « Parce-que ce n’est pas toujours possible ! »
« Quoi, pas toujours possible ? » me répond-elle indignée.
« Alors vous trouvez normal que la cantine soit fermée vous ? » me dit-elle avec la férocité d’une lionne dans la savane asséchée qui ne trouve plus rien pour nourrir ses lionceaux.
Je me risque à lui dire : « La réquisition de personnels grévistes n’est possible que pour assurer un service minimum dans des services exercés au nom de l’Etat et dont la continuité doit impérativement être assurée ! »
« Il appartient au maire, responsable du fonctionnement des services communaux, de prévoir sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, la nature et l'étendue des limites qui doivent être apportées au droit de grève en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre et de la sécurité publics. Illégalité de l'arrêté par lequel le maire a requis, au cours d'une grève, le chef du bureau de l'Etat civil, alors que le service de l'Etat civil était assuré par des employés non-grévistes.»
La réquisition n’est pas reconnue comme légale pour un service de crèche.
Tribunal administratif de Lyon, 13 novembre 1997, n° 9201619
La réquisition n’est pas reconnue comme légale pour un service de restauration.
Cour administrative d’appel de Marseille, 13 décembre 2005, n° 01MA00258
La réquisition doit concerner uniquement le personnel nécessaire au service minimum et non tous les membres du service.
Tribunal administratif de Rennes, 1er juillet 2004, n° 02885
« Allez, je préfère aller travailler ! » marmonne-t-elle en me quittant énervée, martelant le sol d’un pas martial et décidé, tirant par le bras son fils qui n’arrivait pas à suivre, limité dans ses foulées qu’il était par la longueur de ses petit jambes.
Rendue à quelques mètres de moi elle lâche enfin un : « Allez, bonne journée Maître ICARD et bonne audience ! ».
« Tu parles d’une bonne audience » me dis-je intérieurement.
« Vite, je vais être en retard à mon audience et le tribunal lui n’attendra pas même un jour de grève … ! »
Et ça, c’est le quotidien d’un avocat de banlieue parisienne, mais il ne faut surtout pas le dire aux étudiants en droit …