Maître André ICARD
Avocat au Barreau du Val de Marne

Une balle perdue en 1910, les époux Lemonnier et moi André ICARD avocat publiciste à Villejuif !

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La prestigieuse faculté de droit d’Aix en Provence resplendit sous un pâle soleil d’hiver. Elle connait une forte agitation en ce jour froid de février 1971 où mes camarades et moi nous pressons pour passer notre partiel de droit administratif. Après s’être installé à nos places respectives numérotées, derrière une petite table, enfin la découverte du sujet. Ce n’est pas une dissertation, ni un cas pratique mais bel et bien un commentaire d’arrêt. Enfer et damnation me dis-je … ! Ma voisine, une jolie fausse blonde peroxydée me lance un regard de biche aux abois qu’elle me réservait uniquement quand elle souhaitait que je lui souffle subrepticement, à l’insu des anciens gendarmes retraités chargés de la surveillance des épreuves, un plan détaillée en deux parties et deux sous parties. Elle me chuchote : « t’as vu ? ». Je lui réponds : « quoi ? ». Elle me rétorque courroucée : « Mais t’es sourd ou quoi ? ». Elle balbutie d’un ton faussement doucereux, prononçant chaque syllabe : « Co-mmen-taire a-rrêt e-poux-le-mon-niiiiier ». Je réponds : « Quoi ? ». Elle me dit : « Vas te faire voir … »… « Où ça ? »

Silence. Me voilà parti dans la lecture studieuse de l’arrêt du Conseil d’Etat du 26 juillet 1918 « Epoux Lemonnier ».

Pas de bol, je les connais tous (Blanco, Pelletier, Gaz de Bordeaux, Dol et Laurent Benjamin … etc. et j’en passe) sauf celui-là.

Si je comprends bien, nous sommes le 9 octobre 1910 et en cette douce journée d’automne, la fête votive bat son plein dans la petite commune de Roquecourbe dans le département du Tarn pendant que les eaux de la rivière Agout, très basses en ce bel automne 1910, s’écoulent lentement vers l'océan Atlantique mêlée à sa grande sœur la Garonne. (Je deviens poète)

Madame LEMONNIER une jolie castraise de Castres et non pas une roquecourbaine  de Roquecourbe comme on a pu le lire dans les journaux de l’époque, (déjà la presse racontait un peu n’importe quoi), suivait à pas lent la promenade longeant la rive gauche de l’Agout, cet important affluent gauche du Tarn, donc vous l’avez compris sous-affluent de la Garonne.

Lors de la fête annuelle de la commune de Roquecourbe le 9 octobre 1910, le maire de l’époque dont je tairais  le nom pour préserver son intimité,  avait eu la très riche idée d’autoriser l’installation d’une attraction de tir à la carabine sur des buts flottants sur la dite rivière l’Agout.

En ce jour de la Saint Denis, la très élégante mais peut-être insouciante castraise, se promenait avec grâce, d’une démarche chaloupée, longeant la rive opposée de l’Agout, laissant derrière elle des effluves de parfum Chanel, en plein milieu d’un « champ de tir » organisé par le très subtil premier magistrat de la ville de l’époque (1910).

Ca tirait de toute part, et on se serait cru dans un quartier Nord de Marseille … !

Et ce qui devait arriver arriva l’insouciante fut blessée par une balle « perdue » provenant d’un tir forain organisé de mains de maîtres par les brillants agents municipaux de la ville de Roquecourbe alors en fonction en octobre 1912, chargée de l’organisation du tir, qui non seulement n’avait jamais dû faire leur service militaire, mais n’étaient certainement pas non plus chasseurs.

Tout d’abord, à cet instant de ma lecture, j’ai compris qu’il pouvait être dangereux de se balader sur la rive gauche d’un fleuve et quand j’irai voir mon cousin Francis un Seynois au crâne d’œuf exilé à Paris, je n’irai plus dans les quartiers de la rive gauche de la Seine (et non pas de la Seyne).

On n’est jamais trop prudent... !

A cet instant, je me dis également : « la fausse blonde d’à côté serait bien capable d’aller se faire bronzer sur une plage minée au Moyen Orient tellement elle est … »

Mais je reviens tout de suite au cœur de l’arrêt que je dois commenter, me posant la question de savoir ce qu’a fait la victime Mme LEMONNIER qui était une vrai blonde, c’est un détail important car il n’y a qu’une blonde pour se balader sur un champ de tir, et vous le verrez plus tard, il n’y a qu’une blonde pour saisir le juge judicaire à la place du juge administratif. (Je t’embrasse Marie-Jeanne, ma fausse blonde préférée depuis 44 ans …).

Alors, je me mets « derechef » à solliciter mon cerveau atrophié de post adolescent ankylosé par des années de farniente, de glandouille sur les plages des bords de la Méditerranée et je me dis tout de go : « Tu vas voir qu’elle est capable  de saisr le juge judiciaire au lieu du juge administratif ! »

« Bingo ! Mais en plus son époux l’a aidé à faire la c...…ie ! » ; « C’est à croire qu’ils s’attirent… » ; « J’espère qu’ils ne vont pas se reproduire…! »

Et oui, les époux Lemonnier assignèrent personnellement le maire devant le juge judiciaire, mais oh surprise, celui-ci fut déclaré personnellement responsable et condamné à leur verser une indemnité de 12000 F en réparation du préjudice subi.

Mince, je me dis : « Aux innocents les mains pleines… je ne l’aurais pas tenté perso … mais puisque ça a marché, why not ? »   

Aujourd’hui encore, chaque fois que je me trompe de juridiction, je ne peux m’empêcher de penser à Mme Lemonnier.

Et puis je me dis à l’époque : « Tu fais pareil dans un cas pratique et Pudubec te mets zéro.»

Monsieur Ignace Pudubec était un chargé de TD de droit public âgé d’environ 45 ans, qui préparait toujours sa thèse sur le « privilège du préalable » depuis 20 ans, et qui était reconnaissable entre mille, même les yeux fermés, grâce à son haleine de cheval.

C’est d’ailleurs pour cela qu’on l’avait surnommé « Pudubec » et certains disait que quand il baillait, ça faisait courant d’air avec la porte des WC.

En plus il était vicieux et il essayait toujours de mettre des pièges dans les travaux dirigés et en plus il faisait pleurer les filles, surtout les fausses blondes...

Mais revenons-en à l’arrêt Epoux Lemonnier.

Se ressaisissant les époux Lemonnier engagèrent ensuite une action cette fois-ci devant le Conseil d'État, tendant à la condamnation cette fois-ci de la commune. (Les tribunaux administratif n’existaient pas encore à l’époque donc il ne pouvait pas les saisir …)

« Faut pas tout leur mettre sur le dos non plus ! »

« Finalement je dois à la vérité de dire que ça m’a rassuré car jusqu’à présent  j’avais un peu l’impression d’avoir raté un cours important ! »

Dans son arrêt en date du 26 juillet 1918, le Conseil d’Etat a finalement considéré que la circonstance que l'accident éprouvé par une personne serait la conséquence d'une faute d'un agent administratif préposé à l'exécution d'un service public, laquelle aurait le caractère d'un fait personnel de nature à entraîner la condamnation de cet agent par les tribunaux judiciaires à des dommages-intérêts, et que même cette condamnation aurait été effectivement prononcée, ne saurait avoir pour conséquence de priver la victime de l'accident du droit de poursuivre directement, contre la personne publique qui a la gestion du service incriminé, la réparation du préjudice subi.

Il appartient seulement au juge administratif, s'il estime qu'il y a une faute de service de nature à engager la responsabilité de la personne publique, de prendre, en déterminant la quotité et la forme de l'indemnité par lui allouée, les mesures nécessaires en vue d'empêcher que sa décision n'ait pour effet de procurer à la victime, par suite des indemnités qu'elle a pu ou qu'elle peut obtenir devant d'autres juridictions à raison du même accident, une réparation supérieure à la valeur totale du préjudice subi.

En conclusion, je me dis que l’arrêt Lemonnier énonce le principe qu’une même faute peut entraîner à la fois la responsabilité de l'agent et celle de l'administration, aboutissant ainsi à un cumul de responsabilités. « Finalement c’est très simple ! »

L’épreuve terminé, je rentre en car chez moi à Toulon (58 Km), je descends à l’arrêt « Pont de l’Escaillon »  je me précipite dans ma chambre pour consulter mon vieux traité de droit public à la couverture grise d’André de Laubadère dans lequel je trouve les conclusions prononcées sous cet arrêt par le Commissaire du gouvernement Léon Blum :

« Si la faute personnelle a été commise dans le service, ou à l'occasion du service, si les moyens et les instruments de la faute ont été mis à la disposition du coupable par le service, si la victime n'a été mise en présence du coupable que par l'effet du jeu du service, si un en mot, le service a conditionné l'accomplissement de la faute ou la production de ses conséquences dommageables vis-à-vis d'un individu déterminé, le juge administratif, alors, pourra et devra dire : la faute se détache peut-être du service - c'est affaire aux tribunaux judiciaires d'en décider -, mais le service ne se détache pas de la faute. Alors même que le citoyen lésé posséderait une action contre l'agent coupable, alors même qu'il aurait exercé cette action, il possède et peut faire valoir une action contre le service. »

Alors je me dis : « la très grande classe…ce sera dur…très dur … très très dur »

Ma mère : « C’est déjà 6 heures et demi, tu viiiieeeens miiiinger ! » (accent du midi)

Moi : « J’arrive mein »

Ma mère : « Tu a l’air fatigué mon coco, tu devrais un peu te détendre… vas à la fête foraine Place d‘Armes à Toulon après diner, j’ai vu il y a des stands de tir à la carabine et des auto-tamponneuses ! »

Moi : « GRRRRRRRR..»

J’ai quand même eu un très petit 10,5/20

SOURCE : Conseil d'Etat, du 26 juillet 1918, 49595 55240, publié au recueil Lebon

 

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